mardi 15 juin 2010

DÉMENCE

Je n'ai jamais été proche de mes grands-parents paternels. Quand on allait les visiter, c'était après l'avant-midi interminable passée à l'église ou je m'emmerdais totalement, et le diner végétarien où tout le monde apportaient un plat froid et plate. Ma grand-mère disait tout le temps à mes parents : «c'est une belle petite fille grassette que vous avez là». J'avais huit, dix, douze ans. Je la détestais. Pour elle, c'était un compliment. Aussitôt que j'ai eu la permission d'avoir ma liberté de l'église, je n'ai presque jamais revu mes grands-parents.

Des années plus tard, j'ai appris à les connaître autrement. Ma grand-mère, cette femme fière, brillante et drôle, mon grand-père, cet homme fort et travaillant, qui bûchait le bois de toute sa terre pour passer son temps à la retraite, et qui nous préparait à chaque printemps des bouchées de tire à partir de ses érables, cet homme effacé mais tellement intéressant !

Hier, j'ai ramassé tout mon petit change pour aller visiter ce grand-père, que j'ai appris à connaître trop tard. À quatre-vingt-sept ans, il est atteint de démence mixte : combinaison de la maladie d'Alzheimer et de lésions au cerveau dûes à des AVC. La DÉMENCE. Y a-t-il un mot plus incompréhensible, intangible, inintelligible ? Quand on m'a dit que mon grand-père était atteint d'Alzheimer, jamais on ne m'a mentionné qu'il en était au stade le plus avancé, soit que sa perte de la mémoire était accompagnée de DÉMENCE. Aussitôt que je l'ai vu, j'en ai eu la gorge nouée, le souffle coupé. Ce grand homme, que j'avais connu et trop tardivement admiré, n'était plus qu'un vieux grincheux dont les agissements se limitaient au stade d'un enfant de trois ans très exactement, et dont les inhibitions sociales n'étaient plus accessibles pour son cerveau. Plus aucun discours possible désormais. Sa vie se résume à demander grossièrement aux infirmières de l'aider à enlever sa chemise parce qu'il a chaud, ou dire à sa femme de se dépêcher à lui donner son verre d'eau parce qu'il a soif. Son corps tout maigrelet, ses mains tremblotantes. Il est confiné toute la journée à sa chaise roulante sous clé, on change sa couche deux fois par jour, on s'acharne thérapeutiquement sur lui afin de prolonger sa misère, en lui injectant toutes sortes de drogues, qui le maintiennent en vie (en vie?), tout ça puisque la machine gouvernementale a décidée qu'on devait le maintenir en vie aussi longtemps qu'on peut, et ce, sans tenir compte de la dignité de cette personne. Tout ça parce que ses propres enfants n'ont pas le courage de leurs convictions. Sur neuf enfants, seul quatre d'entre eux sont prêts à signer une décharge aux médecins afin de cesser les traitements qui pourraient le maintenir sans cet état semi-végétatif pour encore plusieurs années et coûter des centaines de milliers de dollars aux contribuables québécois par surcroît. Parce que s'ils ne signent pas tous, les médecins continueront à le gaver de substances chimiques. Ses enfants préfèrent éviter d'aller le visiter, parce que ça leur fait trop mal de le voir ainsi. Ses enfants se sentent moins coupables d'aller le visiter qu'il y a huit mois quand il est entré à l'hôpital, parce qu'ils savent qu'il en a de jour en jour moins conscience... N'est-ce pas la pire histoire d'horreur que vous n'ayez jamais entendu ? Moi si.

Mon grand-père a toujours été un grand croyant, un adventiste. S'il avait conscience de sa situation, jamais il ne pardonnerait à ses enfants de ne pas signer ce foutu bout de papier qui pourrait mettre fin à ses souffrances et à celle qu'il cause autour de lui. Jamais il ne comprendrait pourquoi ses propres enfants ne l'aiment pas assez pour le laisser partir en paix et dignement. Jamais il ne comprendrait pourquoi ses rejetons ne voient pas sa mort comme étant une DÉLIVRANCE pour lui-même, un pas vers la vraie vie, la vie éternelle. S'il en avait conscience, il cesserait lui-même ce que les humains lui font subir.

Moi je le trouve chanceux mon grand-père dans le fond, parce que sa vie de misère à lui sur cette terre achève, ou du moins, il est plus proche de la fin que moi, en théorie. Et aussi, parce que sa foi était grande et qu'il n'a plus rien à prouver à personne maintenant. Certes, les humains s'acharnent à le garder le plus longtemps possible ici sous le soleil, la nature humaine sous son apparence du bien, maintient le mal bien vivant, mais moi je sais que là où il s'en va il va être plus heureux que nous tous ici-bas, vaniteux et en recherche constante de l'argent (...).

Rest in peace grand-papa, j'espère que dans l'autre vie on aura la chance de se connaître mieux toi et moi.

6 commentaires:

  1. Très bien écrit ce billet, je comprends ta peine face à cette situation.

    J'aime moins cette partie: "Moi je le trouve chanceux mon grand-père dans le fond, parce que sa vie de misère à lui sur cette terre achève, ou du moins, il est plus proche de la fin que moi, en théorie."

    J'aimerais bien te connaître, je suis persuadé qu'il y a plein de belles choses qui rendent ta vie heureuse, on pourrait s'en parler si tu veux!

    Pour le reste, bravo, superbe plumme.

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  2. Merci pour ton commentaire mon ami... Tu as raison, j'ai une vie probablement plus heureuse que la moyenne des gens, Un amoureux qui me fait rire, une petite fille de 6 mois qui me comble, un emploi correct, une belle maison neuve et un chien magnifique. La misère sur la terre dont je parle est plutôt les guerres, les pédos qui guettent nos enfants, la maladie dont se meurts nos parents et amis, les tueurs, l'injustice, tu vois ?

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  3. Tu me fait plaisir, les mots choisis peuveut -être parfois des bourreaux de l'esprit pour cetains, il faut faire attention de bien se faire comprendre. Ton dernier commentaire est justifié.

    P.S Je suis persuadé que ta petite fille est la plus jolie de toutes! :)

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  4. La vie vaut la peine d'être vécue. C'est très égoïste mais il faut se faire une certaine barrière sur les malheurs des autres pour éviter de trop souffrir. TU as une belle attitude.

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  5. Très belle plume et façon de raconter les choses. 9a me rappelle un peu le récit de ma grand mere maternelle, Mamie France, sur son mari qu'elle adorait, au moment ou il a été touché par une crise cardiaque (je crois, j'etais petit).
    J'ai pas mal de choses en commun avec toi, Marie Eve, en particulier le "don" d'avoir du mal à etre heureux malgré une vie malgré tout tres interessante, voire trepidante, un gros potential intellectuel que j'ai parfois l'impression de gacher, et une incapacité parfois à exprimer tout ce que je ressens, par par peur peut etre de mal faire, je crois, de susciter un avis contradictoire. Je crois que c'est ça que je ne supporte pas. Il faudrait que je fasse un blog, je suis persuadé qu'il y a un coté therapeutique de nos peurs et imperfections quotidiennes assez fort. Qu'en penses-tu?
    PS
    Suis allé au Quebec il y a deux ans, en vadrouille comme d'habitude chez moi. J'ai trouvé le voyage très interessant.

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  6. Wow merci pour ce beau commentaire David... je crois que j'aimerais beaucoup lire ton blogue, go for it ! :)

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